FRANCE – CARTE NOIRE NOMMÉE DÉSIR
Carte Noire nommée Désir (référence à cette pub de marque de café des années 90) est une plongée cathartique et thérapeutique dans la complexité que c’est d’être une femme noire dans un monde blanc. Le spectacle faisait partie de nos recos culture du mois de décembre, ça s’est joué de nouveau en Ile-de-France pour une série de représentations au Théâtre Public de Montreuil du 12 au 17 décembre 2022.
Dans le contexte occidental, je suis (perçue comme) une femme cisgenre noire. Cette information est importante pour situer mon regard sur le spectacle tant ce dernier nous pousse à nous interroger sur notre position sociale dans sa proposition scénique. En effet, dès l’entrée, les femmes noires ou personnes assignées femmes noires sont invitées si elles le veulent à prendre place dans des sièges privilégiés (avec service de boissons inclus) face au reste du public dans un dispositif bi-frontal. La pyramide sociale est ainsi renversée: être dans un entre-soi privilégié n’est d’habitude réservé qu’aux dominant.es. Cette disposition scénique à la fois politique et cathartique donne le jeu de regards à l’avantage des femmes noires. Se joue sur scène par une équipe de 8 performeuses/comédiennes noires, entre les deux publics se faisant face, l’espace mental et intime des femmes noires abîmé par le racisme et le sexisme, habité par les ancêtres esclavisées et colonisées. La mise en scène procède à une exorcisation du trauma racial et patriarcal. En atteste cette séance punk de twerk faisant exploser la politique de respectabilité que l’on doit tacitement respecter pour s’éloigner du stigmate misogynoiriste de la sexualité sauvage des femmes noires au sein des sociétés occidentales blanches.
La dissociation des deux publics montre à quel point les perceptions sont différentes selon où on se trouve et le miroir ici tendu à partir de subjectivités noires féminines a provoqué chez moi un sens de la réparation et de la communauté avec les autres femmes noires avec qui je partageais les mêmes références. On est devenu le sujet du regard et non plus l’objet naviguant entre exotisation, fétichisation ou rejet. On s’affranchit du regard blanc et/ou masculin.
Cette disposition scénique emprunte aux outils militants, la non-mixité choisie, qui permet à des personnes minorisées de se retrouver entre elles pour travailler à leur libération sans avoir la charge mentale de minimiser ou expliquer sa domination en présence des dominant.es. C’est bien ça qui se joue, on travaille à soigner nos imaginaires, nos rêves, nos humanités complexes et diverses, entre femmes noires. Et ceci est la clé d’une libération collective. Car comme le dit le Combahee River Collective (groupe féministe Noir de Boston): “si les femmes Noires (sont) libres, toutes les autres personnes seront libres aussi, car notre liberté implique la destruction de tous les systèmes d’oppression”.
Le spectacle se joue dans une scénographie toute blanche, presque médicale, comme le monde blanc dans lequel on vit, souillée par le café, le chocolat qui dégoulinent goutte à goutte au sol réveillant nos sens olfactifs et le souvenir du “passé” esclavagiste et colonial français qui a vu arriver ses produits sur les tables européennes au 18ème siècle avec l’exploitation des Africain.es déporté.es. Ces matières, le café et le chocolat, sont en plus utilisées pour évoquer la peau noire et sa soi-disant “chaleur exotique”, on la désire pour mieux la manger, la commercialiser, la posséder. Ce point fait fil rouge avec le travail antérieur de la performeuse et autrice du spectacle, Rébecca Chaillon qui travaille sur les rapports sociaux et la nourriture avec sa compagnie Dans le Ventre. Ce que l’on met dans nos ventres raconte l’histoire de rapports de force, de domination.
Entre performance, théâtre et arts plastiques, Carte Noire dessine un terrain de jeu drôle, incisif, (é)mouvant, thérapeutique, bouillonnant, libre qui nous englobe dans son monde renversé, tresse des lignes d’histoires intimes et collectives et laisse en tête et dans le coeur un goût d’émancipation.
PS: Le zouk Ancrée à ton port de Fanny J joué et chanté à la harpe par la chanteuse lyrique Makeda Monnet avec un texte magnifique dit par Ophélie Mac est un de mes highlights (on chantait les paroles avec ma mère <3). Une manière de se jouer des catégories raciales et de classe mêlant le chant lyrique et la harpe des arts bourgeois blancs au zouk, musique noire populaire.
Photos de Marikel Lahana.