FRANCE – PORTRAIT DE SHIVAY LA MULTIPLE

Autrice: Louise Thurin
En confluences – Shivay la Multiple
Rencontre avec l’artiste Shivay la Multiple, lauréate de la mention Atelier Médicis du Prix COAL Art et Environnement 2023, autour de son projet en cours À la Recherche du fruit ligneux : CIELS QUI PARLENT.

Louise Thurin : Quelle a été la genèse du projet ?
Shivay la Multiple : Papaïchton a été la première étape de ce voyage-conte initiatique. C’est là qu’est né le projet. Je suis partie en résidence avec les Ateliers Médicis à Papaïchton, un village situé le long du fleuve Maroni, qui sépare le Suriname de la Guyane française et qui est le maître-lieu du Marronnage en Guyane. Ce fleuve m’a profondément captivée, étant à la fois un espace de rencontres économiques, politiques et spirituelles. Il sert également de route fréquemment empruntée, moins onéreuse que l’avion et moins risquée que la piste. Je l’utilisais régulièrement, comme tout le monde, jusqu’à n’en plus savoir sur quelle rive je me situais. Là-bas, j’ai été bercée par de multiples récits liés au Maroni et à la manière dont les êtres humains et non-humains investissent cet espace d’opacité, formé de différents types d’eau et composé de plusieurs courants qui viennent de sources différentes, mais qui vont tous au même endroit.
Après mon séjour en Guyane française, je me suis dirigée vers Kinshasa pour une autre résidence avec le collectif de performeurs, Ndaku ya, la vie est belle. Le fleuve Congo est un lieu très fort. [ndlr: voir également la série du photographe burkinabé Nyaba Léon Ouédraogo, Les Fantômes du fleuve Congo]. Considérant que mon père est congolais et que je n’avais jamais visité le Congo auparavant, ce fut un point de départ symbolique. Le récit a commencé là où les populations avaient été déracinées, créant ainsi des plurivers, des multivers, des diamondes, avant de parvenir sur le Continent, où se trouvent certaines de mes racines.
Il est intéressant que ce lien s’établisse à travers l’eau, et précisément celle du fleuve. On évoque souvent les mers et les eaux océaniques, notamment celles de l’Atlantique noir (Paul Gilroy). Toutefois, mon propos se focalise sur l’image fluviale. Le fleuve représente un pont entre l’immensité de l’océan et l’intérieur des terres. Il est à la fois lieu d’oppression et de révolutions. Il caractérise le paysage et la biodiversité qu’il participe à modeler. Le fleuve semble être un espace en voie d’oubli, son utilisation par les humains ayant nettement diminué dans de nombreux territoires.


Après ce séjour au Congo, je suis retournée en Guyane où je me suis liée d’amitié avec Kaliman, maître de traditions bushinenge, qui m’a initiée au travail de la calebasse, qui est devenu le second focus de ma création, le fruit ligneux. La calebasse est un objet pluriel : elle est utilisée au quotidien pour boire et manger, mais elle devient également réceptacle d’offrandes lors de certains rituels. C’est également un instrument de musique, une caisse de résonance présente dans des instruments tels que le balafon, la kora ou encore l’imzad, une vièle berbère exclusivement fabriquée et jouée par des femmes. La calebasse est généralement considérée comme un objet féminin du fait de sa forme ronde et de sa capacité à contenir. Néanmoins, elle peut aussi devenir un attribut masculin en se transformant en tambour, instrument de musique reliant l’humain au divin. La calebasse est présente partout : c’est un symbole qui essaime et flotte. On la retrouve en Chine, où elle est un symbole de sécurité car elle était utilisée comme bouée. Elle est présente autant au Cameroun que sur des sites de fouilles gréco-romains.
Je me suis ensuite rendue à l’embouchure du fleuve Sénégal à Saint-Louis, où j’ai rencontré des hommes et des femmes qui gravent la calebasse. Celle-ci est déjà transformée, coupée et séchée quand elle arrive dans les mains des artisan.n.e.s : les calebasses sont importées du Mali. Pour parvenir à la source des calebasses, je devais remonter le fleuve Sénégal jusqu’au Mali. Je n’ai malheureusement pas encore eu la chance de me rendre au Mali, mais je suis retournée au Sénégal pour continuer mes investigations autour de la calebasse, cette fois-ci pour traverser au sud du pays le fleuve Casamance. J’ai ensuite voyagé en Ouganda, aux chutes d’Itanba, l’une des sources du Nil, où j’ai effectué une offrande. Traverser tous ces fleuves m’a liquéfiée : je me suis fondue en eux. La jacinthe d’eau est entre autres l’objet d’étude de ma prochaine résidence au Cameroun. Considérée comme une plante envahissante, elle est présente dans la plupart des fleuves. Toutefois, elle peut également être utilisée comme matière première pour la fabrication de papier, de fil, etc. C’est cette nouvelle dualité, au cœur des eaux fluviales, qui m’intéresse.
Louise Thurin : Ton travail est aux confluences de l’artisanat et du digital. Le médium du perlage, que tu utilises, gagne en importance dans ta pratique ; et plus globalement en contexte africain et afrodescendant. L’engouement récent autour des pratiques textiles suscite à visibiliser les artistes qui l’emploient comme Joyce J. Scott, Beya Gille Gacha, les Black Indians de la Nouvelle Orléans, Rachel Marsil, Yveline Tropéa, Ntombephi Ntobela… Quel équilibre as-tu trouvé ?
Shivay la Multiple : Lorsque j’évolue artistiquement dans l’espace numérique, je travaille uniquement à partir de mon téléphone. Mon Instagram n’est pas que mon portfolio, c’est aussi mon travail, dans le fond et dans la forme. La dimension numérique revêt son importance, mais elle est à égalité avec le travail de la main, du perlage, du dessin, de la gravure et du travail d’ornement. Chaque geste charge en énergie une pièce. Je me tâche d’insuffler du spirituel dans le numérique et inversement, du numérique dans le spirituel [ndlr: voir également le travail des artistes Tabita Rezaire et Seumboy Vrainom :€].
Merci Shivay d’avoir reçu Black Square dans ton atelier.
L’Instagram de Shivay la Multiple.
À suivre pour l’artiste en 2023 : une participation à la Biennale de Sélestat, une autre à l’exposition collective Les heures sauvages – Nef des marges dans l’ombre des certitudes #2 au Centre Wallonie Bruxelles de Paris au mois d’octobre, une première résidence aux Ateliers Médicis en Seine-Saint-Denis et une seconde au Cameroun en collaboration avec Rose Ekwe et en partenariat avec l’Institut français de Douala.